Extrait premières pages

 

 


En ce joli jour, voici pour les solitaires qui ont une envie de lecture, installez-vous confortablement sur votre canapé et servez-vous une bonne tasse de chocolat chaud...

... et pour les amoureux qui auront le temps de le lire plus tard, 

le début de mon nouveau roman!

Bonne découverte à toutes et à tous!



Sarah Avey

 

 

 

Le cycle des Saisons Démoniaques

 

Tome 4 : Saison des pluies (Spin off)

 

Le Fléau d’Orobår

 


 


 

Prologue

 

 

 

 

La pluie commença sa symphonie funèbre sur les créneaux de la haute tour blanche. Le ciel gris s’était mis à pleurer au-dessus du panorama ravagé. Des cendres encore fumantes de hameaux étendaient un voile de tristesse sur la terre, des bûchers crépitants et des crucifixions longeaient les routes, témoins de l’indicible horreur qui frappait le peuple vaħrelsien.

Au-dessous de la sombre silhouette qui se tenait au sommet, le paysage saccagé étendait ses brûlures et ses drames. Le vent tourmentait les feuilles des arbres et semblait si solide qu’il hurlait à l’intérieur d’elle. Cela faisait des lustres que le royaume de NigĦtar n’avait pas connu une telle tempête.

Une feuille monta jusqu’au merlon dentelé devant lequel elle se tenait et elle n’eut qu’à tendre la main pour que la feuille rousse se pose en frémissant sur sa paume telle une offrande qu’elle tint contre sa poitrine. Un sanglot réprimé s’étouffa dans sa gorge délicate que le haut col serré étranglait comme une corde. Sa robe noire claqua, lourde et mouillée, et se colla à ses jambes, suaire définitif qui l’habillerait à jamais.

Montant sur le créneau, elle se retourna pour regarder une dernière fois ce château que son frère avait tant aimé. Une larme roula sur sa joue glacée.

Un éclair éclata dans le ciel, zébrant les nuages noirs. Pourtant, il ne faisait pas froid, le froid était seulement installé dans son cœur. Elle se rappelait, juste avant de sauter et de rejoindre les Mörnes, que Fern lui avait fait part à chaque fois de ses projets d’embellissement, souriant avec fierté, imaginant la renommée de son château de sucre glace que Ħamīnugaḷuų en entier lui envierait. Il y avait laissé une part de son âme… Evaline posa la main sur la pierre mouillée, et c’était comme si celle-ci lui parlait de son frère adoré.

Ce frère qui ne reviendrait plus, exilé irréversiblement dans une dimension inconnue. Que lui arrivait-il en ce moment ? Etait-il déjà mort ou vivait-il une  moitié de vie ? La sentence des Sept en avait fait un apatride sans identité et sans espoir.

Elle le connaissait bien. Elle savait la force de sa volonté, mais cela suffirait-il pour le garder en vie dans un monde étranger ? Fern n’était pas du genre à baisser les bras et il trouverait sûrement un objectif pour continuer à lutter.

Le peuple gardait espoir, tous ici avaient conservé l’espérance qu’il ressurgirait un jour ou l’autre sur Amindrau, les menant à la victoire, et l’on chuchotait que le Prince pouvait trouver un moyen de revenir.

Mais elle n’y croyait pas. Jamais une telle sentence n’avait été prononcée et celle-ci revenait à une condamnation à mort sans que ceux qui la prononçaient n’en soient tenus responsables par les dieux et les Vaħrelsiens.

Cachée dans un couloir secret, elle avait entendu Zaieln discuter avec ᾏr’I-Sör, l’un des sept Sages. Celui-ci avait pesé de tout son poids sur le Conseil pour les faire condamner à mort à Ħaxqikk, mais il n’avait obtenu que cet exil. Toutefois, il pensait qu’ils étaient débarrassés à jamais des meneurs. Le Prince, son Général et ses fidèles alliés avaient été bannis dans une dimension parallèle dont ils n’avaient aucune connaissance. Il se pouvait même que la faille les ait engloutis.

En entendant ces confidences, son cœur avait explosé. Elle n’en avait rien dit à ses sœurs qui, comme les autres, espéraient le retour de leur frère bien-aimé.

Le voile l’avait-il envoyé dans des limbes que même les dieux ne pourraient traverser ? Son âme serait-elle perdue à jamais ?

Un cri déchirant lui échappa. Son frère était si bon et si généreux. Il ne méritait pas ce sort, plus terrible que la mort, un exil irrévocable loin des siens et des dieux qu’il priait. Qui déclamerait la dernière prière à ses oreilles et déposerait le dernier baiser sur son front chéri ? Aurait-il seulement une tombe digne de lui ?

La douleur et le chagrin la firent vaciller.

Plus rien ne la retenait dans ce monde. Dans les étables du château, on débarrassait la carcasse d’Amindrau. Zaieln l’avait fait abattre quand il était devenu évident que l’animal enragé n'accepterait aucun autre maître que Fern. Elle avait entendu ses barrissements de colère, les cris des hommes qui se faisaient écraser dans la stalle, puis la longue plainte d’agonie de l’hippoléphas. Amindrau n’était plus. Fern ne le monterait jamais pour mener les siens à la victoire.

Elle ne reverrait plus ses sœurs qui, à présent, devaient être bien loin, cachées dans les montagnes, vivant comme des réfugiées, à jamais bannies de NigĦtar qui les avait vues naître. Mais elles-mêmes allaient donner naissance à de petits êtres pleins d’espoir et de vie, accompagnées de leurs maris aimants, loin du sort sordide qui les attendait là, à la portée des griffes de Zaieln.

Elle ne verrait jamais la jolie bouille de ses neveux et nièces, ne leur donnerait jamais en cachette des cochabitԇ à la réglisse.

Elle était restée, attirant volontairement l’attention de l’empereur pendant que tous s’échappaient par les tunnels secrets qu’elle avait ensuite condamnés en brisant les mécanismes d’ouverture. Derrière eux, les portes refermées au fur et à mesure de leur avancée faisaient s’écrouler le passage secret. Il ne pouvait y avoir d’échappatoire pour elle. Plus maintenant. Le piège avait refermé sa mâchoire et elle se retrouvait coincée entre les murs de NigĦtar sans espoir d’en échapper.

Le bruit des bottes ennemies et des derniers combats s’était rapproché dangereusement de sa chambre alors qu’elle ne voyait aucune solution acceptable. Elle ne laisserait pas Zaieln se gargariser de sa prise. Son oncle était sans pitié et haïssait sa famille. Elle ne lui laisserait pas la satisfaction de faire d’elle la putain de ses officiers.

Elle avait pris sa décision quelques heures auparavant, quand ses sœurs et elles s’étaient rendues compte qu’elles étaient coincées et ne pourraient pas s’enfuir sur les derniers uhulus. Malgré la reddition, elles se doutaient du sort peu enviable que l’on infligerait aux femmes royales du royaume, afin de les avilir et de les humilier –mais surtout afin d’infliger à la mémoire de Fern une blessure irrémédiable.

Après avoir montré à ses sœurs comment bloquer définitivement les accès derrière elles pendant leur fuite, Evaline s’était élancée dans les couloirs afin d’attirer l’attention sur elle. Poursuivie, elle s’était barricadée dans sa chambre, mais cela ne suffisait pas. Il fallait gagner du temps pour que ses sœurs puissent s’éloigner, et faire croire à leurs ennemis qu’elles étaient encore toutes là et essayaient de s’enfuir. Après avoir repris son souffle, elle s’était élancée à nouveau à travers les enfilades de couloirs saccagés qui, peu à peu, se couvraient de toutes les déprédations infligées par cette invasion.

Elle avait réussi à échapper à ses poursuivants car elle connaissait mieux qu’eux les dédales du château et tous les serviteurs, apitoyés, avaient essayé de ralentir leur course, lui laissant la possibilité de grimper jusqu’à la plus haute tour dont elle avait fermé la porte à clef derrière elle.

Elle se tourna vers le vide qui s’étendait derrière les créneaux, cette hauteur qui la faisait se prendre pour un oiseau prêt à prendre son envol. Les doigts crispés aux arêtes des pierres, elle se pencha. La pluie alourdissait sa chevelure qui s’était défaite et qui glissa comme un collier détaché, pendant sous elle, l’entraînant par son poids.

Elle espéra qu’elle n’aurait pas mal quand elle atteindrait le sol. De là-haut, il semblait plat. Dur. Impitoyablement fermé. Pas d’abime pour se précipiter et rejoindre le sombre royaume d’Åran Pųkh, pas d’ailes non plus pour s’élancer et rejoindre la forêt qui se trouvait loin, là-bas, si loin…

-       Mon frère, souffla-t-elle. Attends-moi… Je te rejoindrai !

Un craquement retentissant derrière elle lui indiqua qu’elle n’avait plus de temps. Les dieux l’appelaient, Edenshikal tendait ses bras d’obscurité vers elle.

-       Je te rejoins ! cria-t-elle en lâchant la pierre. Retrouve-moi, je t’en prie ! J’ai peur toute seule !

Son corps bascula. Elle poussa un cri inarticulé en sentant la perte d’équilibre et l’absence de solidité. Ses bras battirent l’air malgré elle, comme des ailes incapables de voler, soulevés par le vent. Sa robe se plaqua contre son corps quand il chavira et cette sensation humide était si désagréable au moment de mourir.

Comme les larmes. Comme le désespoir.

Enfin sous ses pieds, l’appui glissa et elle quitta NigĦtar, le blanc château aux hautes tours où s’entrelacent les pierres de dentelle.


 

1
L’héritier

 

 

 

 

Storm se dirigea vers la grand salle d’un pas déterminé, faisant voler lourdement sa cape sombre empesée d’eau derrière lui. La grosse broche en argent gravée de l’emblème de l’empire -trois tours noires surplombées d’une lune- qui resserrait habituellement la cape autour de ses épaules s’était détachée sous le poids du tissu mouillé et il ne l’avait pas sentie tomber.

Il faisait un temps abominable, comme à chaque saison des pluies. Il détestait la pluie. Elle rendait les habits froids et collants, ses guêtres boueuses et ses mouvements étaient dangereusement entravés. Il secoua la tête ; ses longues tresses noires tels des serpents sinueux dans son dos battirent ses reins.

Il n’avait pas pris le temps de desserrer les lacets de sa cuirasse sur ses flancs ni les sangles rivetées à sa poitrine. Partout autour de lui, des esclaves fidèles au royaume de NigĦtar avait le regard fixé sur sa haute silhouette musculeuse et certains chuchotaient en regardant passer le fils de l’empereur. Il se méfiait de leur apparente servilité. Ces êtres ne possédaient qu’un seul maître et il n’était pas entre ces murs. Il exécrait cette sorte d’esclaves.

Pour lutter contre d’éventuels assaillants ce jour-là, l’armure en cuir humide qu’il portait n’était pas l’idéal et il avait l’impression d’être enfermé dans un cercueil étouffant.

En plus, ses bottes usées glissaient sur le marbre immaculé de ce foutu château de pacotille où il avait été obligé de se rendre. Ses talons résonnaient rageusement sur le carrelage luxueux, espérant y creuser des sillons avilissants irréversibles. Il méprisait ce faste ostentatoire.

Il avait dû prendre le véhicule automagnétique pour faire la route d’une traite tant on l’avait pressé de venir rapidement sur les lieux et il l’avait abandonné devant l’entrée du château, car il n’y avait plus aucune place où le garer, la partie des garages ayant été incendiée. Il abhorrait les véhicules automagnétiques. Ils protégeaient des intempéries mais assourdissaient également les sons extérieurs. On ne pouvait jamais savoir réellement ce qui se passait autour de soi et, en ces temps de guerre, conserver l’ensemble de ses sens était vital.

Il arrivait des Terres Noires situées au sud du territoire de l’Empire, le fief que Zaieln lui avait octroyé, et il avait dû traverser dans toute sa longueur l’immense empire accablé par la guerre et la gestion catastrophique du Haut Seigneur. Il avait essayé de lui conseiller d’agir différemment, mais le devin à qui l’empereur prêtait l’oreille avait plus d’ascendant que lui et se montrait jaloux de la confiance qui lui était accordée à tel point que, plus d’une fois, Storm avait senti que celui-ci n’hésiterait pas à se servir de sa langue de vipère contre lui.

Pour le moment, Zaieln aimait encore ce fils qu’il s’était offert, mais combien de temps s’écoulerait avant que ce sale serpent ne prenne complètement les rênes du cerveau perturbé de son père ? Le sang qui coulait dans ses veines n’était pas le même que le sien et Zaieln avait toujours regretté de ne pas avoir eu d’héritier légitime. Le devin avait compris ce regret et instillait peu à peu son poison à l’intérieur de ce sentiment.

A cause de cela, Zaieln devenait de plus en plus ingérable. Il ne le croyait plus quand il lui rapportait l’évolution de ses administrés. Il avait refusé d’abandonner les immolations publiques, pensant s’accorder ainsi la bienveillance des dieux, et avait accéléré le basculement de la population dans le fanatisme.

Storm réprouvait les immolations. C’était inutile et cela coûtait cher en main d’œuvre. Mais Zaieln ne le comprenait pas et voulait apaiser Išhvar et Edenshikal que, selon lui, il avait légèrement fâchées après sa dernière action envers son neveu, le prince Fern.

Storm grommela des imprécations. Si l’empereur avait dû se faire pardonner toutes ses exactions abusives, cela aurait dû commencer bien avant cette guerre. Fern était une goutte d’eau dans cette mer d’iniquité qu’il avait générée.

Enfin, l’irascible guerrier haïssait Fern. Et son peuple heureux. Sa capitale rayonnante. Ce riche territoire de terres agraires. En fait, il ne pouvait que haïr ce qu’il ne pouvait atteindre et le royaume de NigĦtar transpirait la félicité alors que jamais, du plus loin qu’il se souvînt, il n’avait goûté au bonheur. Il n’aurait pas écouté ce ménestrel venu chanter pendant le banquet en l’honneur de Zaieln, jamais il n’aurait même connu ce mot.

Il gravit quatre à quatre le large escalier d’apparat sur lequel, à chaque pallier, des gardes vigilants se tenaient, la lance sur l’épaule, les talons serrés, prêts à se jeter sur l’intrus. Une atmosphère électrique régnait comme sous le coup d’une menace imminente. Des frissons désagréables parcoururent son échine. Même s’ils avaient gagné la guerre, rien ici ne faisait oublier le changement de maître. A n’en pas douter, la situation était instable et il se demanda une dixième fois pourquoi Zaieln s’entêtait à vouloir demeurer dans cette meringue hideuse et dangereuse que représentait NigĦtar.

Oui, ça en faisait des choses qu’il détestait.

Mais qui avait dit qu’il était un mec agréable ? Ce foutu prince qui s’entêtait à tenir tête à Zaieln alors que celui-ci avait simplement demandé à intégrer Kaastengaluų dans son giron, ça n’était quand même pas la mer à boire, non ? Même si, par la suite, il était évident que l’empereur aurait demandé également toute la région jusqu’à Torquingaluų, d’où partait le canal qui reliait les terres à la fameuse mer intérieure d’Isvantür.

Mettre la main sur le canal qui permettait de commercer entre l’est et le centre du royaume était une idée lumineuse de ce devin de ses deux. En voilà un qui savait allumer la mèche. Immédiatement après avoir lancé cette putain d’idée, il y avait eu des massacres, des morts par milliers et des complots à gérer.

Torquingaluų était une ville opulente basée sur la frontière avec la leur ; néanmoins, la stratégie de Zaieln était trop évidente et Fern beaucoup trop expert. Il avait refusé de jouer le jeu de son oncle. Foutue famille princière qui se prenait pour le sel de la terre. Leur orgueil les perdrait. Les avait perdus, se reprit-il en maugréant.

Storm connaissait parfaitement son père adoptif et il se doutait que son neveu était de la même trempe. Si seulement celui-là lui avait laissé manœuvrer les troupes devant NigĦtar, la prise du château se serait faite sans anicroche.

Au lieu de cela, Zaieln avait donné le commandement à Gorzan pour avancer sur Feltergaluų et ce connard avait étripé tout ce qui se trouvait sur son chemin alors que Fern s’était rendu et venait d’être exilé. Du coup, le peuple s’était révolté, des chefs ennemis avaient pris la direction de troupes rebelles et ils avaient perdu la cité d’Aidôneus. NigĦtar s’était lui aussi soulevé à l’annonce de la rébellion et du siège de la ville dissidente, les princesses essayant de profiter de la colère du peuple pour tenter de reprendre le contrôle, c’était le bordel.

Et maintenant, Zaieln faisait appel à lui pour arranger les choses tandis qu’il avait envoyé l’Imperator pourrir à Löostgaluų, un bled paumé au sud d’Isvantür où il ne pourrait pas faire crever beaucoup de monde s’il voulait continuer à vivre comme un pacha. Gorzan était un Général de la pire espèce parce que ces victoires reposaient uniquement sur la terreur. Un jour ou l’autre, il se ferait étriper en dehors du champ de bataille sans avoir eu le temps de sortir son arme, dans le déshonneur le plus total, et Storm aurait bien aimé en être témoin, parce que, à présent, il devait réparer toutes ses conneries.

D’un geste rageur, il écarta durement un esclave stupéfait qui lui barrait le passage et l’envoya cogner contre le mur, assommé. Les autres se terrèrent hors de son chemin. Storm fulminait. Il devait se trouver à deux endroits à la fois. Le territoire de l’Empire était agité et le royaume de NigĦtar mettrait des années pour accepter le joug de Zaieln. Peut-être même que les braises de la rébellion continueraient à couver sous la cendre tant que l’empereur vivrait. Et tout cela pour quoi ?

Le contexte était tout simplement apocalyptique. Il DETESTAIT quand tout se passait mal et il sentait que ça allait encore empirer.

Et en plus, il pleuvait comme un hylaster qui pisse. Putain. Le jour où il pourrait retourner peinard sur son trône à Wickedhellion était encore fort éloigné.

 

 

Les gardes de la salle du trône lui ouvrirent les portes avant même qu’il les eût atteintes. Au-devant de lui, il vit une pièce aux proportions gigantesques dans laquelle les moindres murmures résonnaient comme des gongs. Le sol et les murs de marbre blanc accentuaient tant l’opulence que la froideur de l’ensemble, mais il semblait que des tapisseries avaient été arrachées afin de dénuder les parois. Connaissant son père adoptif, celui-ci n’avait certainement pas dû laisser un seul ornement personnel dans toutes les salles du château.

Le haut plafond était caissonné avec des moulures en or et une énorme rosace peinte de couleurs vives avait été sculptée en son centre ; de là, partait une sorte de crème fouettée où des personnages colorés et souriants émergeaient jusqu’à la corniche. Manifestement, ici aussi, Zaieln avait tenté une décoration personnelle et les statues décapitées qui se trouvaient aux quatre coins prouvaient sa tentative artistique.

D’immenses fenêtres cintrées, alignées par trois et aux encadrements dorés, donnaient sur le ciel. On aurait dit de cet angle de vue que NigĦtar était perché sur un nuage. Les gouttes de pluie venaient se fracasser sur les vitres et le vent humide s’engouffrait dans l’embrasure cassée de l’une d’elles.

-       Te voilà enfin, s’écria Zaieln depuis son trône d’ébène dont le dossier s’élevait en une courbure surmontée de l’emblème impérial gravé en or.

Son impatience était palpable et le nouveau venu grinça des dents. Il n’avait pas parcouru un millier de kilomètres pour se faire réprimander. Fatigué, de mauvaise humeur, il jeta un regard méfiant à la silhouette longiligne qui se tenait sur le côté gauche du trône avec une expression chafouine. Si ce foutu devin pouvait avoir un accident un de ces quatre…

-       Père, salua-t-il en posant un genou à terre et en baissant la tête comme l’étiquette l’exigeait.

Il sentit un relâchement musculaire de l’empereur, comme si celui-ci s’était attendu à un esclandre. De plus en plus souvent, il lisait la défiance dans les yeux de son père adoptif quand il l’approchait de trop près.

-       Tu en as mis du temps ! Je t’ai demandé de venir toute affaire cessante.

Storm contint son mécontentement. Il serra les poings, toujours agenouillé, et expliqua :

-       Il m’a fallu faire un détour par Fiærcegaluų. Ton Major m’a donné un pli pour toi.

Il sortit la lettre d’une poche à l’intérieur de sa cuirasse et la lui tendit. Comme le devin avançait pour la prendre, Storm secoua la tête et ajouta :

-       Coagdal a dit qu’il s’agissait d’une correspondance privée à remettre en mains propres. Tu n’es pas invité à décacheter cette lettre ni à la lire, même à haute voix, pour ton maître.

Zaieln fit un geste d’humeur avant d’inciter Storm à se relever pour lui remettre le message scellé.

-       Pourquoi tant de précautions ? Je ne cache rien à Varԇdir.

-       Ton fidèle Major semble ne pas être aussi confiant, susurra le jeune homme qui venait de reculer à nouveau de trois pas après lui avoir confié la lettre. Même à moi, il a refusé de me laisser la lire.

Il passa sous silence le fait que Coagdal lui avait résumé dans les grandes lignes ce qu’il exposait à son maître, les esclaves en fuite, les gardes négligents et les brutalités perpétrées contre des Evernegariens qui venaient une fois par mois à Fiærcegaluų renouveler leur stock de céréales en échange de leurs productions artisanales issues des richesses de leurs forêts.

De plus, au moment de son départ, trois serviteurs l’avaient abordé, le suppliant de les conduire à Wickedhellion, la région sous sa gouverne. Il les avait fait arrêter sur le champ, catégoriquement opposé à être perçu comme un bienfaiteur. Il n’avait rien d’un philanthrope, ces idiots s’étaient adressés à la mauvaise personne s’ils espéraient susciter sa compassion. Dans l'état d'esprit qui les animait, ils étaient prêts à trahir et à déserter, pour le moins. Jamais il ne soutiendrait ouvertement la sédition quoi que pussent être leurs doléances ou leurs revendications.

Zaieln grogna, regardant la lettre comme si elle allait le mordre dès qu’il l’aurait décachetée. Tapant avec énervement sa paume gauche avec, il fulmina :

-       Je ne pourrais pas avoir la paix cinq minutes ? Je pensais que mon Empire, de Fiærcegaluų à Wickedhellion, était sous bonne garde en mon absence !

Storm regimba.

-       Il l’était. J’ai dû intervenir à la frontière ouest, près de Xionganaluų, ce qui, en cette saison, n’est pas une partie de plaisir. Les Montagnes de glace sont presque impraticables. Nos ennemis ont tenté une percée que j’ai repoussée en profondeur dans leurs terres. Plusieurs villes sont tombées sous notre coupe. J’ai ensuite été rappelé à Wickedhellion pour siéger au tribunal. J’ai reçu votre ordre de me rendre à NigĦtar dès mon arrivée et je suis reparti immédiatement, passant par votre capitale afin de jouer vos messagers, sans prendre quelques heures de repos. J’ai conduit toute la nuit et je viens d’arriver.

Zaieln plissa le nez et inclina légèrement la tête, la défiance se lisant dans toute son attitude.

-       Puisque tu le dis…

-       Je le garantis, votre Altesse, asséna fermement Storm désireux d'éliminer le moindre doute sur sa fiabilité.

-       Très bien. (Le coup d’œil que Zaieln échangea avec son devin lui fit grincer des dents, mais il se contint.) Puisque te voici maintenant, je souhaite que tu te rendes à Aesmargaluų…

-       La cité des Terres Saphir ?

-       Exactement. J’ai eu vent que certains clans avaient essayé de s’approprier les mines d’Aesmaruü et de les soustraire à mon autorité. Ces gisements de pierres précieuses sont vitaux pour nos opérations militaires futures. Je veux que tu mènes une enquête approfondie et que tu découvres qui, parmi eux, complote contre moi, et que tu fasses cesser ces conflits qui bloquent l’extraction des gemmes.

Storm hocha la tête. Cette partie du royaume de NigĦtar éveillait la cupidité de tous les autres clans. Il n’était pas étonnant que Zaieln la fasse étroitement surveiller et qu’il ait eu connaissance des manigances qui s’y tramaient dès qu’elles avaient commencé.

-       Je vais m’y rendre, père, et vous saurez bientôt le fin mot de ces machinations qui se font dans votre dos. Cette région doit être stabilisée de toute urgence.

Le prince impérial fit une révérence et se redressa. Il désigna du doigt le pli que son interlocuteur n’avait toujours pas ouvert :

-       Vous ne le lisez pas ?

Ce dernier sembla se rappeler de ce qu’il tenait dans sa main, désormais à moitié froissé.

A l’instant même où Zaieln brisait enfin le sceau de son message, un soldat arriva en courant :

-       Seigneur ! Les princesses se sont enfuies avec leurs époux ! Nous ne les retrouvons nulle part !

Zaieln froissa sans la lire la feuille qu’il tenait dans son poing et se leva en criant :

-       Comment avez-vous fait pour les laisser échapper ? Personne ne les aura aidées et le château est entièrement sous notre contrôle !

-       Majesté… bredouilla l’homme tombé à genoux, nous ne comprenons pas ! Nous nous sommes rendus dans les appartements princiers et avons fouillé de fond en comble, mais il n’y a aucune trace d’elles !

-       Bande d’idiots !

Zaieln le saisit par le col et le souleva brutalement avant de le projeter loin des marches du trône dans un accès de rage. Son visage congestionné indiquait que sa colère avait dépassé toute mesure. Il postillonna :

-       Elles ont emprunté des passages secrets qui doivent nous être inconnus. Par les cornes d’Agapir ! Faites-moi fouetter cet incapable ! Défoncez les murs de leurs appartements pour dénicher ces tunnels et rattrapez-les à tout prix ! Je veux qu’on me les amène dans l’heure !

Storm leva les mains pour tenter de le modérer, mais l’empereur avait franchi les limites de la raison. Le devin s’était replié derrière le trône. Seul, Storm osait encore lui faire face.

-       Père ! Calmez-vous ! Nous allons les rattraper ! Elles ne doivent pas être bien loin ! Toute la région est sous notre contrôle ! Je…

Il fut interrompu par une autre intrusion impromptue. Décidément, les gardes prenaient un peu trop de libertés.

-       Majesté ! Nous en avons repérée une ! Mais elle s’est retranchée dans la tour haute ! Mes hommes essaient de forcer la porte, mais nous craignons qu’il ne soit trop tard quand nous y arriverons !

Le cri de victoire de Zaieln se mua en un mugissement menaçant :

-       De qui s’agit-il ?

Le garde, tremblant, ne répondit pas assez rapidement :

-       Qui est-ce ? s’époumona Zaieln.

-       La p… princesse Evaline !

Un cri de victoire jaillit de sa poitrine. Il pointa du doigt la porte d’entrée et s’écria :

-       Storm ! Amène-moi cette maudite princesse ! Ne t’avise pas de me décevoir ! Il s’agit de la seule qui n’est pas mariée ! Il me la faut !

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